lundi 27 mai 2013

Nouveautés !


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N'hésitez pas à laisser vos impressions !


La Sulfurine (partie 2)



Le natale et le selve progressaient maintenant dans la Forêt depuis une vingtaine de minutes. Muets, sourcils froncés, poings serrés, ils marchaient d'un pas prompt et ferme, vers ce lieu dont Palme avait parlé à Tyon, où poussait la trouvaille qu'il avait faite.

Ils s'étaient aventurés sur les frontières du Bois Gargantesque, dans lequel tout n'était que démesure. Les arbres atteignaient des tailles vertigineuses, leurs branches étaient aussi épaisses que des troncs, et ces derniers étaient aussi énormes qu'un regroupement de cinq autres troncs. Les lotus étaient bien plus volumineux ici, contenant des êtres gigantesques qui devaient être impitoyables avec les curieux dans leur genre. Mais heureusement, les féees ne les avaient pas encore réveillé.

Les feuillages massifs étouffaient la lumière du jour, ne laissant que quelques fins rayons lumineux s'infiltrer à travers, et éclairer négligemment l'endroit angoissant. Au cours de leur progression, Tyon avait remarqué une clairière vaste, au milieu de laquelle trônait la silhouette d'un arbre titanesque, au tronc étouffé par des racines hérissées d'épines. Il voulut demander à Palme de quoi il s'agissait, mais il renonça.

Puis les deux amis étaient arrivés à l'endroit où se trouvait l'arbre majestueux, sur lequel poussaient ces feuilles volantes.

— Qu'est...ce que... c'est... Hallucinait Tyon, qui en avait même perdu sa colère, en le contemplant. On dirait un haricot géant !

L'arbre était de couleur bleu ciel. Il était si haut, que l'on avait même l'impression qu'il se perdait dans les nuages. Les feuilles resplendissantes poussaient, superposées, le long de son tronc dépourvu de branches.


— C'est un Sulfurier, présenta Palme en caressant l'une des feuilles, qui se mit à onduler d'une façon rigolote. Ses feuilles s'appellent Sulfurines.

— Sulfurine... Répéta Tyon d'une voix chargée de fascination. C'est... c'est vivant... ?

— Oui.

— Et tu me l'as caché ? Continua Tyon, d'un ton sentant déjà le reproche.

— Non, je l'ai repéré juste avant l'hivernation, raconta Palme. D'habitude il est de couleur vert pomme, et ses feuilles n'ont pas le pouvoir de planer, mais regarde... Je crois que c'est dû à ça...

Tyon jeta un coup d'œil à l'endroit désigné du doigt par son ami. Il s'agissait du pied de la plante ; et il remarqua quelque chose d'étrange. De très... étrange...

Sur la base du Sulfurier, s'était formé un amoncellement de sable scintillant de couleur bleu ciel... Sa structure rappelait familièrement celle d'une fourmilière à dôme.

« Ce sable bleu... il est beau... » pensait Tyon, qui ne put s'empêcher de tendre ses doigts vers la chose.

— Non ! S'opposa Palme. Nous ne savons pas ce que c'est, vaut mieux pas...

Tyon haussa les épaules.

— Après tout, ce sont les feuilles qui nous intéressent.

— Oui, dit le jeune selve, avant de commencer sa leçon : « Bon, regarde bien ».

Palme cramponna la gaine d'une sulfurine et l'arracha d'un geste ferme, avant de la présenter à Tyon, qui remarqua que sur son revers, elle était recouverte d'un duvet épais. Celui-ci lui permettait de flotter. Puis, le jeune selve la pinça au niveau de la nervure médiane, la ramena derrière son épaule, et la lança devant lui.

La feuille vola tout droit, puis commença à se faufiler avec souplesse entre les arbres. Elle poursuivit dans sa lancée, avant de s'incliner légèrement, et d'entamer son retour vers Palme, qui la recueillit avec douceur dans ses mains. La sulfurine avait agi exactement comme un boomerang !

— Waahh ! Laissa échapper Tyon, en admiration. Mais comment elle...

— Tiens, essaye, encouragea Palme en la lui tendant.

Tyon imita son ami : il pressa la nervure principale, releva sa main jusqu'à hauteur de son épaule, et d'un geste sec mais puissant, il l'expédia devant lui.

— Oh ! Poussa-t-il en voyant, médusé, la feuille prendre de la vitesse, bâcler ses virages, tailler par-ci, par-là les troncs d'arbres d'encoches.

Et soudain au moment où elle revenait, il réalisa avec effroi qu'elle fonçait droit sur lui ! Palme eut tout juste le temps de le pousser et... SCHLAK ! !

Tyon était lourdement tombé au sol. Il se redressa péniblement, et quand il se retourna, il vit une scène effroyable : Palme était là, debout, les yeux dans le vague, la sulfurine plantée dans son torse.

— Oh non... Poussa Tyon en se relevant d'un bond, gagné peu à peu par la panique. Palme... Palme... ! !

Le selve tituba, et s'écroula sur le dos. Tyon se sentit tout à coup gagné par un mutisme total. Sa gorge s'était subitement asséchée, et ses mâchoires crispées. Il clignait frénétiquement des yeux, se croyant en plein cauchemar, jetant son regard épouvanté dans le bois gigantesque qui semblait se moquer éperdument de son sort.

Il fixait longuement Palme, terrifié, quand... il se souvint que les Selves ne pouvaient pas...

— BOUH ! ! S'écria Palme.

Tyon le repoussa, affolé, et son ami se releva en s'esclaffant.

— Tu aurais vu ta tête ! Palme, Palme ! Disait-il en imitant la voix affolée de Tyon. Je parie que tu avais aussi oublié que pour tuer un selve, il fallait remuer ciel et terre...

— ...Hahaha ! Andouille ! T'as failli m'avoir cette fois ! Fit Tyon avant de s'esclaffer à son tour, pendant que son ami arrachait sèchement la sulfurine, en riant. Ça prendra des jours avant que tu ne te régénères, non ?

— Je ne sais pas. Mais ça en valait la peine, répondit-il en haussant les épaules, alors que la sève coagulait déjà. Bon, passons maintenant à l'entraînement !

Lors des premiers essais, Tyon avait eu un mal fou à se familiariser avec sa sulfurine. Pourtant, la chose était bien simple : il suffisait de la lancer obliquement en modérant sa puissance, attendre qu'elle revienne à hauteur des mollets, et bondir dessus. C'était aussi simple que maîtriser une espèce de planche flottante. Mais pour Tyon, c'était plus facile à dire qu'à faire... À chaque tentative, soit son pied glissait lamentablement, soit il ne parvenait pas à garder l'équilibre.

— Alors ? Ça avance ? Plaisantait Palme, qui domptait déjà les airs et s'essayait même à quelques figures.

— Le jeune selve freina en cambrant sa sulfurine, et se tourna vers son ami. Ce dernier était à califourchon sur la sienne, perlant de sueur. Mais au moins, il parvenait maintenant à flotter.

 Pas mal. Si tu souhaites prendre de l'allure, il te suffit juste de prendre appui sur le sol et de te propulser en avant.

Tyon remua ses pieds dans le vide, jusqu'à atteindre le sol, et se catapulter.

— Grètt ! S'écria-t-il une fois dans les airs, ses doigts agrafés sur les bords épais de la sulfurine.

— Bien joué ! Félicitait Palme, pendant que son ami sillonnait les arbres qu'il évitait de justesse, avant de revenir vers lui.

— Bon... et si nous allions maintenant donner une petite leçon à ce Grine... ? Proposa-t-il avec malice.



Dans les différentes clairières de la Forêt des Selves, s'élevaient mille et cinq yeux verts, fascinés par deux garçons sur des feuilles volantes, vives comme l'éclair, qui serpentaient la cime des arbres. Mais ils étaient encore plus intrigués par le fait qu'ils portaient chacun dans les bras, un régime d'une dizaine de fruits, rond et gros comme des melons, qui n'allaient pas tarder à pleuvoir sur un petit groupe qui se promenait tranquillement.

— Ça va Ty ? ? Criait Palme, en se retournant sur son ami, qui grimaçait de terreur.

Trop effrayé pour répondre, il se contenta d'acquiescer. Le vent puissant lui fouettait le visage, et glaçait le crâne. Il n'osait même plus respirer, tant il était angoissé à l'idée de percuter ces troncs et branches qui semblaient se jeter sur lui, et que la sulfurine évitait habilement.

Palme, au contraire, était plus qu'à l'aise sur la sienne. Il semblait être le roi de la Forêt. Il s'autorisait même quelques acrobaties dangereuses, comme bondir en faisant tourbillonner sa feuille volante, dessiner des vagues, ou même se tenir en équilibre sur un pied. Voilà exactement qui était Palme. Dès leur première rencontre, Tyon s'était entendu avec lui. Il était turbulent, et possédait ce brin de folie, dans le sens où tout événement était l'occasion pour lui de faire des bêtises. D'ordinaire, Ixie était là pour canaliser son énergie débordante, mais aujourd'hui, elle était occupée à retrouver des forces dans son lotus de vie, et ne pouvait être que spectatrice de cette bataille qui allait commencer.

Palme avait fait signe à Tyon de se taire. Grine et ses quatre sbires, torses bombés, chevauchaient leurs moas selves, dévisageant ceux et celles qui étaient encore prisonniers de la terre. Il étaient loin de se douter du supplice qu'ils allaient vivre. Palme braqua son regard plein de colère sur eux, avant de donner le décompte à Tyon.

« Cinq... quatre... trois... deux... un... »

 FEU ! ! !

Les cinq voyous ne comprirent même pas ce qui leur arrivait. Ils essuyèrent une pluie de melons selves, qui se pulvérisaient contre eux avec fracas, affolant leurs moas, qui prirent leurs pattes à leurs cous. Grine et les autres eurent beau leur courir derrière, mais rien n'y fit : les oiseaux étaient bien plus rapides qu'eux.

Alors, ils cherchèrent à se réfugier derrière des troncs d'arbres, hurlant à mort, croyant que la Forêt avait éclaté de rage et avait décidé de se retourner contre eux. Mais cela ne satisfaisait pas Palme, bien au contraire. Il s'était mis à piquer en flèche sur eux et à les survoler avec vigueur, dessinant des cercles de mauvais augures au-dessus de leurs têtes, ne faisant qu'accentuer leur terreur.

Tyon riait tant, qu'il en perdait le souffle. Il voulut l'imiter, commençant à descendre, mais à ce moment les cinq voyous qui couraient dans tous les sens se rentrèrent dedans, rendant Palme hilare. Ce dernier se tordait de rire en voyant leurs visages se déformer d'effroi, et leurs yeux perler, prêts à déverser des larmes chaudes.

Mais son bonheur allait être de courte durée. Il ignorait que ce boucan avait attiré Céladon, qui avait débarqué juste au moment où Tyon, ne contrôlant pas sa descente, s'écrasait sur le rivage boueux de la Rivière Verte.

— Mais qu'est-ce qui se passe ici ?! Vociféra-t-il, en colère. Grine ! Palme !

Palme descendit et haussa les épaules. Et quand Tyon arriva, boueux de la tête aux pieds, les choses dégénérèrent.

— Toi encore.. J'aurai dû m'en douter, grommela Céladon avant de tonner : « À chaque fois que tu es dans le secteur, nous avons des ennuis ! Que viens-tu donc faire ici ?! Ne vois-tu pas que tu n'es pas le bienvenu chez nous ?! »

— Ce n'est pas de sa faute ! ! S'interposa Palme, furieux que l'on s'en prenne ainsi à son ami.
— 
Silence, insolent ! C'est à lui que je m'adresse ! Rugit Céladon, rejoint par ses acolytes, avant qu'il ne se tourne de nouveau vers Tyon et poursuive son réquisitoire incendiaire : « Regarde-toi donc...Tu n'es que le reflet de l'assassin qui nous a décimé et qui est responsable de... »

— Céladon. Ça suffit ! Somma-t-on.

Cèdre venait d'arriver. Mais il était trop tard, le mal avait déjà été fait. Tyon ne s'était jamais senti aussi mal de sa vie. Un nœud épais s'était formé dans sa gorge et ses yeux brillaient.

dimanche 28 avril 2013

La Sulfurine (partie 1)



À ce moment, un autre selve âgé, moins grand que les autres, fit son entrée dans la clairière et apaisa avec sagesse l'atmosphère tendue.

— Allons Céladon... il est inutile de s'emporter ainsi, raisonna-t-il en souriant. Palme pars donc puiser à nouveau de l'eau, et arrose tes amis.

Les joues du jeune selve s'étaient voilées d'un vert foncé, tant il avait honte. Sans accorder le moindre coup d'œil à Tyon, il s'empressa d'aller remplir sa fleur-gourde, le laissant seul avec les vieux selves.

D'apparence, ils donnaient l'impression d'être facilement centenaires, du fait de ces rides et qui sillonnaient leurs visage. Certains, comme celui qui était intervenu, devaient même s'aider d'un bâton pour marcher. Les pieds et bras que découvraient leurs toges, étaient d'une maigreur affolante, et leurs arcades proéminentes surmontaient deux orbites ténébreuses ayant pour yeux deux gros points vert-gris.

— Bonjour Tyon, cela en fait du temps, adressa-t-il en venant lui serrer chaleureusement la main.

Tyon fut frappé par sa froideur. On aurait cru que son sang, ou plutôt sa sève, s'était glacée dans ses veines... Il se souvint qu'avec l'âge, les Selves avaient tendance à refroidir.

— Bonjour... Cèdre, répondit Tyon en esquissant un sourire, pour masquer sa gêne. Effectivement. Je suis très content de tous vous revoir, la vie commençait à être ennuyeuse, sans vous !

Entendre cela ravit le vieillard. Contrairement aux autres Selves, plus précisément ceux qui s'éveillaient un peu partout dans la Forêt en ce moment, Cèdre et les vieillards avaient une peau s'apparentant plus à de l'écorce. Des Selves âgés, Tyon n'en apercevait pas si souvent. À vrai dire, la Forêt était majoritairement constituée de jeunes, dont l'âge n'excédait généralement pas les quinze ans. La raison de leur absence était simple : beaucoup avaient péri dans les guerres qui les avaient opposées aux natales. Ces guerres justifiaient d'ailleurs, en ce moment même, le refus formel de Céladon et les autres de venir saluer Tyon.

 Vous n'avez pas à agir ainsi, leur reprocha Cèdre, mécontent, tandis que ceux-ci désertaient la clairière, pour poursuivre leur supervision de la Forêt en plein éveil.

— Et tu n'as pas à nous forcer, rétorqua Céladon, mains jointes dans le dos, sans se retourner.

— Ce n'est pas grave, assura Tyon, alors que Cèdre hochait la tête, une fois qu'ils étaient partis. Je comprends.

En réalité, il ne comprenait pas vraiment pour quelle raison certains selves éprouvaient un tel ressentiment envers lui. Il avait seulement une idée vague. Il pensait que sa ressemblance frappante avec son autre grand-père y était pour beaucoup. Mais il n'en était pas tout à fait sûr.

Lorsque Palme était revenu, en titubant sous le poids de sa fleur gorgée comme une bombe à eau, Cèdre avait déjà quitté la clairière.

— Ne fais pas attention à eux, conseillait le jeune selve, après avoir écouté son ami.

— Oui mais... il doit bien bien y avoir une raison, non ? Dit Tyon en soutenant la partie inférieure de la fleur, pendant que Palme, debout sur la pointe des pieds, déversait à petits flots le liquide sur la tête d'un selve.

Les êtres endormis étaient réactifs à ce mélange d'eau et d'enchantements. L'écorce de leur tête cassait, et découvrait peu à peu un visage blanc parfois à nuances vertes, comme une germe végétale. Des paupières s'ouvraient et battaient, dévoilant de grands yeux, un peu perdus, qui roulaient sur ces deux visages qu'une amnésie momentanée rendait inconnus. Mais quand ils arrivèrent à une jeune fille d'environ treize ans comme Palme, cette dernière les reconnut tout de suite, et s'attarda même sur le visage de Tyon. Elle essaya de prononcer leurs prénoms, mais sa langue fourcha.

— Ne te brusque pas Ixie, conseillait Palme en souriant. Tu n'as pas encore totalement récupéré.

Tyon observait silencieusement ce visage, légèrement ovale, finement dessiné par les mains gracieuses de Dame Nature. Ixie était d'une beauté raffinée. Comme tous les Selves, elle possédait des yeux joliment verts, sauf que les siens étaient semblables à deux pierres précieuses délicatement incrustées dans un visage de porcelaine. Tyon avait toujours pensé que si elle avait été une humaine, elle aurait été couverte en permanence de compliments, et continuellement courtisée par les jeunes noble natales.

Car les Selves n'avaient pas toujours été Selves. Ceux qui étaient nés avant leur établissement dans la Forêt, étaient des humains. Des humains qui s'étaient réfugiés dans ce lieu enchanté, et qui avaient eu le malheur de consommer ses fruits et légumes, ainsi que ses animaux étranges. La sentence ne s'était pas faite attendre : au bout de quelques jours ils s'étaient mis à blanchir comme des germes végétales ; leurs yeux avaient commencé à virer au vert ; leur chevelure à devenir végétale ; la sève s'était mêlée au sang de leurs veines ; puis un beau jour, ils s'étaient réveillés en réalisant qu'ils étaient définitivement devenus le fruit de cette subtile expérience de Dame Nature, qui avait fait d'eux des hybrides mi-hommes mi-végétaux : des Selves...

— Bonjour Ixie... Chuchota Tyon, sans pouvoir détacher ses yeux de ceux d'Ixie.

Bien sûr, on aurait pu se demander pour quelle raison les Selves ne s'étaient pas échappés après avoir reçu une pareille sentence. Et à cela on aurait répondu qu'ils avaient essayé, en masse parfois. Et il y a avait eu des morts. En masse aussi.

Il se trouvait que la Forêt Désenchantée, en plus de les avoir transformé en humains-végétaux, avait rendu impossible toute évasion : à peine ils s'aventuraient hors du dôme protecteur qu'était l'atmosphère de la Forêt, ils étaient saisis de fièvres qui les terrassaient impitoyablement.

— Tyon... Murmura Ixie, en contemplant ce visage qu'elle appréciait tant.

C'était la raison pour laquelle les Selves ne sortaient jamais de leur Forêt. Tous étaient condamnés à y demeurer, à observer ces visages extérieurs se couvrir de rides, tandis que les leurs demeuraient presque éternellement jeunes, vieillissant non pas au fil des années, mais des décennies. Mais cela n'était rien comparé à cette terrible malédiction, qui les habitait depuis environ un demi-siècle. Tyon ne savait pas vraiment à quoi elle était due, et il n'avait jamais osé le demander à ses amis.

Palme et Tyon avaient aidé plusieurs selves à se réveiller. À présent, ces derniers baillaient, étiraient leurs bras engourdis, ou bombaient leurs torses amaigris. Tous se ressemblaient uniformément, à quelques détails près : certains avaient des cheveux raides, bouclés ou frisés ; quelques uns avaient le visage constellé de taches vertes ; d'autres étaient petits, gros, minces, ou grands...

— Salut les gars ! S'exclamait chaleureusement Palme, assis sur un lit d'herbes à côté de Tyon. Vous en avez mis du temps !

Puis il se tourna vers son ami et lui dit :

— Bon allons-y.

—  Palme, tu dois nous aider à sortir de nos lotus ! Rappelait un petit selve, en s'agitant tel un asticot, avant de s'écrouler, déclenchant le rire des autres.

— Palme, qui avait déjà commencé à partir, s'arrêta.

— Ah oui ? Et qui est-ce qui te l'a dit ?

— J'ai entendu Céladon et Cèdre tout à l'heure ! Rapporta le selve à terre, qui luttait pour se relever.

 Menteur ! Tu n'as rien entendu du tout. Et puis vous devez d'abord reprendre des forces. Tu n'es même pas capable de tenir sur tes jambes !

Et en effet, même si le jeune garçon venait de s'extraire de sa fleur, toutes ses tentatives s'étaient soldées par des chutes lamentables, tant il était maladroit comme un moasillon.

Une selve leur avait rappelé qu'il y en avait un qui ne s'était toujours pas réveillé, contrairement aux autres. Il se trouvait au milieu des lotus épanouis, emprisonné dans son écorce qui ne s'était pas encore fissurée. Et son état d'inertie prolongée commençait à alarmer ses amis.

— Vous croyez qu'il est... ? S'inquiéta le petit selve.

Non loin de là, passaient cinq jeunes gens, deux garçons et trois filles, chevauchant des oiseaux-montures.

Les moas selves étaient minces et athlétiques. Ils étaient revêtus d'un feuillage au lieu d'un plumage, qui était de couleur verte. Mais surtout, ils avaient une caractéristique bien spécifique : ils ne s'épuisaient jamais. Cet atout faisait d'eux d'excellentes montures appartenant au cercle restreint des moas les plus rapides du monde.

À la vue du groupe, la clairière tout entière devint subitement muette. Le chef de la bande, un garçon robuste d'une quinzaine d'années, descendit de son moa et ramassa un fruit ressemblant à un gros melon qui traînait à terre. Il avait une chevelure ébouriffée, de couleur paille. Ses pommettes étaient rehaussées, et son visage était animé par une certaine malice, qui signifiait clairement son côté mauvais garçon.

— Les gars ! Héla-t-il, en jouant avec le fruit qu'il avait entre les mains. Que se passe t-il ? Il y en a un qui pionce encore, c'est ça ?

Un sourire malsain s'étira sur ses lèvres. Il cibla sa future victime, et catapulta le projectile sur lui. Le fruit s'écrasa avec fracas sur le selve, dont l'écorce vola entièrement en éclat. Il se réveilla en sursaut, et commença à gémir, dégoulinant du jus visqueux.

La brute se mit à ricaner, rejoint par sa bande, sous les yeux apeurés des autres. Leur méchanceté fit déborder de colère Palme, qui lâcha aussitôt sa fleur-gourde prêt à en découdre.

— Palme, arrête ! Intervint Tyon, en l'agrippant par le bras.

— Non, lâche moi !

— Alors Palme ? On veut se frotter au redoutable Grine ? Nargua l'adolescent, en ramassant un nouveau fruit. Tyon ! Je te conseille de rester en dehors de... d'accord ?

— Ah ouais ? Et sinon quoi ? Répliqua Tyon en lâchant Palme, tandis que la moutarde lui montait au nez.

— Sinon ça ! Cria Grine en lui expédiant le second fruit, qui se pulvérisa sur sa figure.

Un tonnerre de rires gronda chez Grine et ses acolytes, qui enfourchèrent leurs moas et évacuèrent. Les autres selves restèrent sans voix, et regardèrent, tétanisés, Tyon essuyer cette matière collante et visqueuse de son visage. Et quand ils virent ses yeux rougir de colère, ils comprirent que les guerres saisonnières entre la bande à Grine et Tyon-Palme venaient de commencer. Les deux amis s'échangèrent un regard et prononcèrent simultanément :

— Vengeons-nous !

samedi 23 mars 2013

La Forêt des Selves (partie 2)



La Forêt Désenchantée des Selves, ou le triomphe du végétal sur l'animal.

Cette simple phrase était, pour les rares privilégiés qui avaient pu la contempler de leurs yeux, suffisante pour résumer sa condition exceptionnelle. Ici, la nature semblait tout simplement avoir été propulsée dans une nouvelle ère de l'évolution.

Tyon s'y était aventuré pour la première fois peu après son emménagement aux Arbusines. Et depuis, il n'avait cessé d'y effectuer des allers-retours, et à chaque fois, c'était presque avec un émerveillement renouvelé qu'il s'enthousiasmait devant les curieuses métamorphoses de cet endroit.

À première vue, la Forêt ressemblait à tant d'autres : tapissée de mousse épaisse, feuillue, constituée d'arbres imposants et serpentée de ruisselets. Ce n'était que lorsque l'on apercevait les animaux qui y habitaient, que l'on comprenait qu'elle était différente...

Renards, hiboux, serpents, écureuils ou lapins, tous sans exception, se révélaient être mi-animaux mi-végétaux. Les plumes des petits comme grands oiseaux étaient faites de feuilles ; le pelage du sanglier de mousse ; la peau de la grenouille d'algue ; la denture du renard, d'épines. Leur sang était sève, et leur corps avait le don de se régénérer.

Et la seule loi que cette Forêt imposait à ses habitants qu'elle abritait et contenait jalousement, en échange d'une longévité exceptionnelle, était qu'ils ne commettent pas le péché de se manger entre eux. Qu'ils rompent avec cette chaîne qui, dehors était synonyme de vie, mais ici, de mort. Qu'ils deviennent tout simplement aquavores1.

Tyon progressait à pas lent dans la Forêt parsemée de féees. Il était coutume qu'elles viennent aider, le jour de l'éveil, les Selves à sortir de leur hivernation ; c'était d'ailleurs pour cette raison qu'il avait autorisé Lunra à les rejoindre. En les voyant ainsi, massives, tantôt voletant par-ci, par-là, tantôt enchantant une fleur qui allait éclore peu après, il ne pouvait s'empêcher de s'attarder devant elles, et contempler le spectacle magnifique qu'elles offraient.

On en trouvait de tous genres : des petites et des grandes, certaines avec une lueur rouge, verte, dorée, rose ou violette. Elles étaient là, leurs baguettes enchanteuses en main, qu'elles tourbillonnaient au-dessus de ces innombrables lotus de tailles variées, reposant sur de fines pellicules d'eau, qui s'épanouissaient avec grâce avant de libérer un petit habitant de la Forêt. Parfois, il s'agissait d'un oiseau, parfois d'un petit rongeur, d'un mammifère, ou encore, d'un selve...

Jusqu'alors, il en avait croisé beaucoup. La plupart étaient concentrés sur des presqu'îlots de formes arrondies, debout, les pieds enfoncés dans ces fleurs qu'ils surnommaient lotus de vie. Les selves étaient entièrement recouverts d'une écorce brune, qui se craquelait doucement, laissant entrevoir un morceau de leur peau laiteuse.

Tyon s'assit lentement, sans quitter des yeux cette petite armée d'humains-végétaux, afin de mieux contempler ce tableau enchanté et vivant.

Tout à coup, tandis que Tyon s'extasiait devant les selves, des bruissements s'échappèrent de la cime des arbres, avant qu'il ne se mette à tomber une pluie de feuilles. Au moment où il leva les yeux, il aperçut un être serpenter les airs, en équilibre sur une feuille géante.


— Attentiooooon ! Prévint-il en descendant en flèche sur le spectateur.

Le jeune garçon s'abaissa de justesse, et le casse-cou atterrit quelques mètres devant lui. D'un piétinement contrôlé sur le bord de sa feuille volante, le selve la fit monter sur sa main.


— Salut Ty ! S'exclama-t-il, enthousiaste.


— Palme ! S'écria Tyon se levant d'un bond, pour s'empresser d'aller donner une accolade à son ami, qu'il était fou de joie de retrouver.

Palme n'avait pas beaucoup changé, il ressemblait toujours à un humain, à quelques détails près. Sa chevelure était constituée d'aigrettes blanches de pissenlits, en forme de sphère, et elle était si délicate, qu'un simple souffle aurait pu les ôter de son crâne. Il était de carrure normale ; sa peau laiteuse témoignant de son réveil récent, était si blanche que l'on distinguait les vaisseaux verts qui lézardaient son corps. Et comme tous les autres, en ce début de Printemps, ses yeux étaient d'un vert éclatant.

— Vous m'avez beaucoup manqué, toi et les autres. J'ai cru que l'hivernation ne finirait jamais... Confia Tyon en souriant.

— Oui, et moi j'ai cru qu'elle continuerait pour toujours ! Blagua-t-il, en plissant ses yeux. Quoi de neuf dans le monde externe ? Votre roi nous aime-t-il toujours autant ?

Cette question de Palme, fit hocher la tête de Tyon. Il devinait qu'à travers celle-ci, il faisait allusion aux relations plus que tendues qu'entretenaient les Selves et les Natales. Dans le passé, ils s'étaient affrontés dans de sanglants combats, qui avaient laissé un fort ressentiment chez beaucoup. À cette époque là, côté Natale, on commençait à peine à s'établir sur la Province. Et à cette époque là aussi, certains Selves étaient encore des humains...

— Le Viceroy n'a pas promulgué de nouvelles lois ridicules contre vous, rapporta Tyon.

— Lequel de Vicerolle ? Jarlijé ?

— Non, c'est Jarlighet, prononce Vice-roi Djar-Liguètt, rectifia Tyon, avant de détourner son attention sur cette chose qui avait permis à son ami de dompter les airs. D'où vient cette feuille ? Elle...vole ?

Palme sourit, et deux fossettes se creusèrent dans ses joues. Il la leva à hauteur de Tyon, qui put la contempler. De couleur bleu clair, elle était de forme linéaire, longue, étroite et légèrement ovale. Sa texture était en relief. Sa gaine était courte, et il pouvait distinguer des racinettes hérisser sa base, comme s'il était possible de la planter indépendamment de l'arbre auquel elle appartenait.

— Qu'est-ce que c'est ? Interrogea Tyon.

— Je t'expliquerai tout à l'heure, promit Palme en s'éloignant un peu.

Il s'approcha d'un arbre imposant, aux branches duquel pendaient de volumineuses fleurs que l'on appelait fuchsiapoire - ou fleur-gourde -, à cause de leur ressemblance avec des fuchsia en forme de grosses poires. Il en cueillit une, ensuite il se dirigea vers la rivière qui serpentait la Forêt, la remplit d'eau, et revint.

— Beaucoup se sont déjà réveillés ? Questionna Tyon, tandis que son ami s'asseyait.

— Oui, de l'autre côté, près des branches voisines.

— … Branches voisines ? Répéta Tyon, à qui cela disait vaguement quelque chose.

Tu sais, l'arbre d'eau... Ne me dis pas que tu ne t'en souviens pas...

— ... Si je m'en souviens.

« Menteur ! Tu as tout oublié ! » accusa une voix intérieure.

La rivière de la Forêt, que nous surnommons Rivière Verte à cause de ses reflets, est un cours d'eau vital pour tous ici, expliquait Palme, qui avait senti le désarroi de son ami. Lorsqu'on l'observe d'un sommet, comme le Mont Vert, qui surplombe la Forêt, on a l'impression qu'elle dessine un arbre géant, avec un tronc et de grandes branches...

— ... Oui je m'en souviens ! S'exclama Tyon, avant de compléter : « Le long des branches on retrouve des presqu'îlots, qui font penser à des fruits, et c'est dans ces portions de terre que vous vous plantez à la nuit tombée ! ».

— Exact. Mais tu as oublié de rappeler que la Forêt est aussi constituée de plusieurs territoire, ou bois, pour être plus précis. Celui des Féees, des Elfes, des Lutins, le Gargantesque, et les autres, récita Palme en buvant une grosse gorgée dans sa fuchsiapoire.

Tyon se rendait compte que depuis tout à l'heure, il n'arrêtait pas de savourer ce qu'il avait puisé. Chaque gorgée semblait lui procurer un plaisir fou.

— C'est du nectar ? Voulut savoir Tyon, curieux.

— Non de l'areaumatisée. T'en veux ? Fit Palme en lui glissant sous le nez de Tyon la chose, qu'il repoussa, malgré le fait qu'elle dégageait des senteurs raffinées.

Tyon se souvenait de ce jour où il avait eu le malheur de goûter à un fruit selve. En plus de s'être attiré les foudres des Selves les plus âgés, il avait dû engloutir des quantités énormes d'eau, pour étancher la soif insatiable qui s'en était suivie. Il avait eu l'impression d'être un tonneau percé que l'on remplissait obstinément, mais vainement, d'eau.

Palme ria et siffla son areaumatisée, sans se douter qu'au même moment, à quelques mètres derrière lui, surgissaient des selves âgés, qui venaient s'assurer qu'il remplissait parfaitement la tâche qu'ils lui avaient confiée. Et quel ne fut pas leur choc quand ils le virent boire tranquillement cette eau, censée être arrosée sur ses amis encore endormis !

Espèce d'ingrat ! Lança un vieillard, mince, avec une très longe barbe verte.

Lui, comme ceux qui l'accompagnaient, portait une toge vétuste, originellement blanche, mais qui avait viré à un gris crème au fil du temps. Les selves âgés qui se tenaient à ses côtés étaient intriguant pour leur grandeur conséquente.

— Comment oses-tu flâner au lieu d'aider tes amis à sortir de leur hivernation ? Reprocha l'un en fronçant ses arcades, dépourvues de sourcils.

— … Je... je peux tout vous expliquer ! Voulut plaider Palme en se levant, aussi pâle et franc qu'une verveine blanche.

— Silence égoïste ! Coupa sèchement le vieillard. Nous devrions t'exposer au clair de lune, pour ton comportement !

Cette dernière phrase glaça littéralement Palme. Son visage devint bien plus livide qu'il ne l'était, prononçant le vert de ses yeux écarquillés. Tyon avait immédiatement saisi la raison de sa terreur, mais aussi la gravité de la menace du vieillard. Le clair de lune était synonyme de mort pour les Selves, pour la simple raison que lorsqu'ils y étaient exposés, ils étaient transformés en statue de jade. Ce mal, ils le surnommaient Supplice du Clair de Lune.


1Est aquavore l'être qui ne consomme exclusivement que de l'eau.

dimanche 10 mars 2013

Petit Point

Je viens soudainement de me rendre compte que... je n'ai jamais vraiment pris le temps de me présenter sur ce blog. Cet article en sera une bonne occasion.

J'ai commencé cette histoire il y a un bout d'années maintenant, en 2000. Après avoir pensé à l'envoyer à un éditeur, j'ai décidé de le diffuser sous forme de fanzine sur Montpellier, et de blog, afin de le promouvoir un peu, et recevoir les avis des lecteurs. Étant donné que beaucoup m'encouragent dans cette aventure, j'ai décidé de la poursuivre.

Merci à tous, et n'hésitez pas à laisser vos impressions !














Louie Bruyère

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jeudi 28 février 2013

La Forêt des Selves (partie 1)



Lorsqu'il pénétra dans la bourgade des Arbusines, Tyon croisa quelques jeunes gens sur leurs montures, qui, comme lui, qui rentraient chez eux après une journée de sociétale. Il suffisait de voir leurs visages souvent ramollis par la fatigue, pour qu'il réalise quelle chance il avait d'être au Bar-raB. En atteignant le niveau de la maison d'Émeryne, où il crut voir une silhouette remuer, il enfonça sa tête dans les épaules et Hardie pressa le pas.

Comme beaucoup d'autres bourgades à Natale, les Arbusines accueillaient nombre de sociétales, qui avaient quitté leur maison familiale pour tenter l'aventure en solitaire. Et il valait mieux pour eux de faire profil bas, devant celui que l'on surnommait le Chef ( bien qu'il avait horreur de ce terme ). Il s'agissait du Premier Secrétaire du Conseil de la Bourgade des Arbusines ; il était connu pour sa sévérité ( envers le Sociétales ) ainsi que sa petite silhouette, que l'on repérait de loin, et qui pivotait souvent telle une girouette.

En remontant l'Allée des Arbuses, Tyon aperçut sa tête, décorée d'une couronne de cheveux gris, qui semblait vaciller anormalement sur ses épaules, tandis qu'il remontait les bretelles à un mauvais travailleur.

Beaucoup étaient répartis le long de l'allée, équipés de pelles et de seaux, occupés à déblayer la nappe boueuse qui avait dégouliné des arbres voisins. Et à voir leur progression, ils avaient dû commencer depuis un moment. Lorsqu'il eût dépassé le Chef, Tyon ne put s'empêcher de sourire de satisfaction. Il ne l'avait même pas remarqué.

— Vous là bas ! Oui vous, le garçon au moa ! Interpella une voix pointue et autoritaire à la fois. Attendez !

— Non Hardie, ralentis... Demanda Tyon, alors que son moa allait détaler.

Il se retourna et aperçut l'homme avancer d'un pas pressé vers lui. Malgré le fait qu'il était en plein travail, le Chef était habillé d'une façon toujours aussi stricte : il portait un pantalon de toile et une chemise à gilet fermement boutonnée jusqu'au cou. Il dévisagea Tyon avec sévérité, écarquillant ses yeux.

— Que faites vous ici, Tyon ? Questionna-il d'une voix stricte.

— J'ai terminé ma journée, répondit-il calmement.

Vous avez fait vite, dites-donc. Du Bourg Central à la Bourgade en si peu de temps... Vos journées finissent à quatre heures, si je ne me trompe, rappela-t-il en louchant sur le cadran solaire dominant les Arbusines depuis la Maisonnette. Vous avez mis cinq minutes. J'espère que vous n'avez pas eu recours à votre oiseau pour échapper aux bouchons. Nous en avons assez de payer vos amendes ici !

Une fois de plus, le Chef adoptait sa stratégie habituelle. Lorsqu'il ne surprenait pas Tyon en pleine bêtise, il fallait qu'il lui en rappelle une, et dans ce cas précis, il s'agissait des amendes qu'il écopait souvent. Pourtant, il voulait les régler lui même, mais la Charte de la Sociétale était bien claire en ce point : « La bourgade est responsable du sociétale qu'elle accueille ».

— Bien. Partez atteler votre espèce de pigeon de course... ( Hueirk ! )...Silence ! Siffla-t-il en défiant le moa du regard. Attelez-le et venez nous rejoindre. Nous avons besoin de bras pour déblayer les fientes de cette forêt répugnante. L'heure tourne, et cette chose se solidifie de plus en plus.

« Oh non ! » pensa Tyon. « Il ne manquait plus que ça... »

— Comment ? Vous n'avez pas l'air d'accord... Aviez vous quelque chose de prévu, comme aller rendre visite à ces poireaux humains ? Questionna le Chef, qui faisait allusion à ses voyages précédents dans la Forêt des Selves.

Dans le passé, le Chef l'avait souvent surpris à s'infiltrer dans la Forêt des Selves. Si au début il avait voulu le faire renvoyer des Arbusines, il avait très vite réalisé, qu'il lui serait plus rentable d'avoir cet élément perturbateur ici, afin de mieux lui inculquer l'autorité et la soumission.

— Non, non, je n'avais rien de prévu, se contenta de répondre Tyon, en resserrant ses mains sur les rênes de Hardie.

À la bonne heure. Filez et revenez ! Ordonna-t-il en retournant à ses occupations.

Tandis que le Chef s'en prenait à Tyon, les travailleurs en avaient profité pour s'accorder une pause. Depuis environ dix heures du matin, ils travaillaient sans relâche, sous les ordres de leur bourreau. Lorsqu'ils le virent se retourner, ils paniquèrent et reprirent immédiatement le boulot, terrifiés.

— Sois sage Hardie, dit Tyon en lui tapotant le bec, une fois qu'ils étaient rentrés. Je ne t'attache pas, mais ne fais pas de bêtises.

Debout, au milieu de la cour, Tyon examinait la Forêt qui se trouvait devant lui. Elle formait presque un anneau autour de la Maisonnette, et d'après ce qu'il avait entendu, celle-ci était la première construction humaine, à être bâtie en ces lieux. Sa forme élevée laissait penser qu'autrefois, elle servait de point d'observation.

L'accès le plus direct à la Forêt, aurait pu être de grimper à ces arbres qui se dressaient devant lui, mais malheureusement... il y avait un problème de poids qui rendait cette option impossible : la muraille était constituée d'arbres solidement tressés les uns aux autres par d'énormes racines aériennes, hérissées d'épines empoisonnées. Un mouvement maladroit et c'était l'agonie suivie d'une mort assurée. On racontait, aux Arbusines, qu'avant que Tyon n'emménage, un adolescent y avait laissé la vie. Le seul fait de penser à cela, noua douloureusement l'estomac de Tyon.

D'ordinaire, pour se rendre dans la forêt désenchantée, il empruntait une barque, près du Bois Arbusé, qu'il avait dissimulée à hauteur de ces gens qui étaient actuellement en train de déblayer. Mais aujourd'hui, les choses étaient un peu complexes...

— Je vais donc devoir faire appel à l'une de mes ruses de secours.. Chuchota-t-il en souriant malicieusement, tandis que Lunra flottait à ses côtés, amusé. Hardie... Approche.

Lorsque le Chef le vit revenir d'un pas traînard, il le fusilla du regard.

— Vous en avez mis du temps ! Gronda-t-il, en lui tendant un seau et une pelle. Tenez ! Pour être arrivé en retard, vous irez vous installer là-bas, plus au Nord, la boue y est généreuse. Amusez-vous bien !

Sans broncher, Tyon prit les objets, et s'éloigna. Comme dit précédemment, l'Allée des Arbuses était cernée d'un côté par un ruban d'arbres, qui faisaient encore partie de la Forêt des Selves. Et, à l'extrémité de celui-ci, du côté opposé de la Maisonnette, s'érigeait ce que l'on appelait le Bois Arbusé.

Ce dernier ne se transformait jamais en pierre. Il était aussi ombrageux qu'agréable, et il faisait bon d'y pique-niquer en Été. Il était sillonné par une rivière, où Tyon allait souvent pêcher. Et en plus des poissons et crustacés appétissants qu'elle abritait, elle se révélait être une entrée de choix : elle s'engouffrait dans un tunnel sombre, qui progressait sous le ruban d'arbres, et conduisait donc à... la Forêt des Selves.

Tyon s'était posé non loin de l'entrée du Bois Arbusé, face à la rivière. La boue avait dégouliné jusque là, et trois personnes, à quelques mètres de lui, suaient en la ramassant.

Il posa délicatement son seau à terre, s'équipa des gants qui s'y trouvaient, et s'arma de la pelle. En travaillant, il épiait la conversation des trois gens. Ils se plaignaient de ce phénomène, et disaient qu'il fallait trouver une solution à cela.

— Assez ! Je pense qu'on devrait écrire au gouvernant de la Province, avança l'un, qui ressemblait à une musaraigne.

— Quoi ? Le Viceroy Jarlighet ?... Tu crois qu'il a quelque chose à faire de cette forêt... ? Il la méprise, comme tant d'autres dans cette province, et jamais il ne ferait quelque chose en sa faveur. N'oublie pas que beaucoup de natales ont perdu des proches... là-bas... Rappela un autre, mince et long.

— De toute façon, ces Selves sont déjà bien assez maudits comme ça... Si vous voyez de quoi je parle, sous-entendit un autre, avec une tête de phacochère, avant qu'ils ne se mettent à ricaner.

Tyon s'était interrompu pour écouter leur flots de bêtises, et s'amusait de leur ignorance. Soudain, ils s'en rendirent compte.

— Hé petit ! Qui est-ce que tu regardes comme ça ? Grogna le phacochère.

Tyon sourit de malice, enrageant encore plus les brutes. Au moment où ils allaient s'approcher de lui...

— HUEIRK-HUEIRK-HUEIRK-HUEIRK-HUEIRK ! ! !

Des huerquements explosèrent dans l'Allée des Arbuses. Ils étaient si puissants qu'ils en glaçaient le sang. « Bien joué Hardie ! ! » acclamait intérieurement Tyon. Le moa dévalait l'allée à vive allure, zigzaguant comme un fou, huerquant jusqu'à s'époumoner.

— ATTRAPEZ-LE ! ! Aboya le Chef, au bord de l'apoplexie.


Mais personne n'osa s'approcher de cette flèche sans queue ni tête. Il les terrorisait tous. Et soudain, à l'issue d'une trentaine de secondes de tintamarre, Hardie s'arrêta. Personne ne comprit ce qui venait de se passer. Et les trois brutes comprirent encore moins comment, lorsqu'ils s'étaient retournés, le jeune garçon de tout à l'heure, s'était tout simplement... volatilisé.

vendredi 15 février 2013

Chapitre II : Le Bar-raB (partie2)




Si la Salle Basse avait toujours été boudée par la clientèle, hormis Claugie et sa bande, semblables à cinq cafards ( comme les surnommait Danne ) qui ne voulaient pas débarrasser le plancher, il en était tout autre pour celle du dessus. Populaire, chaleureuse, elle était le repère de tous les jeunes de Natale, qui, au petit matin, venaient y réclamer leur lait ou chocolat chaud accompagné de viennoiseries cuites avec tout l'amour de Gretta. Mais en ce début de Printemps, les matinées étaient relativement calmes et paisibles. Les jeunes gens étaient absorbés par leurs sociétales, et n'osaient pointer le museau dehors, à cause des stigmates rigoureux que l'hiver avait laissé.

Ces moments là, Tyon les appréciait particulièrement parce qu'il pouvait monter dans la Salle Haute, rêvasser en contemplant le ciel azur, ou regarder le Bourg s'animer. Tantôt il s'asseyait derrière le comptoir et sommeillait avec Lunra à ses côtés, tantôt il filait avec amusement son fé, quand ce dernier se lançait dans ses expéditions punitives contre Singe. Il lui arrivait aussi de descendre dans la Salle Basse et papoter avec Claugie et sa bande.

Ce matin, comme tant d'autres, ce dernier était assis à sa table favorite, en compagnie de ses fidèles acolytes. Il avait glissé quelques mots à l'oreille de Singe, son macaque-coursier, qui avait accouru au comptoir pour récupérer sa « Prebière »

Tyon s'était arraché aux comptoirs ennuyeux pour rejoindre Claugie et sa bande, afin de se laisser distraire par leurs récits et débats humano-scientifico-cosmologico-philosophiques. Autoproclamée les « Mousquebières », elle était constituée de cinq bonhommes. Autour de la table ronde, on trouvait Claugie, précepteur de ce jeune homme frêle assis à côté de lui, et nommé Krobel. Il avait le visage très pâle, criblé de tâches aussi rousses que sa chevelure à grandes boucles. Autrefois, selon ses dires, il était fiancé à une jolie demoiselle de bonne famille, jusqu'à ce jour où son beau-père, un baron fort sévère, découvrit que derrière ce prétendu noble héritier de châteaux et héros de guerre, se cachait un aigrefin qui n'en était pas à son premier coup d'essai. Le haut gradé que le baron était n'y était pas allé par quatre chemins : il l'avait chassé à coups de pieds dans le derrière, et avait lâché sur lui ses chiens de chasse.

À côté du malheureux Krobel, on trouvait Lerond, grand bonhomme haut d'un mètre quatre vingt dix, aussi robuste et nerveux qu'un gorille dans force de l'âge. Son crâne chauve était orné d'une couronne de poils hérissés, qui lui donnaient un certain air comique. Il avait le cou aussi robuste que celui d'un bœuf, et le ventre rond et fort. Lerond était le grand rival de Claugie, au cours de leurs débats animés ; et bien sûr, lui aussi était précepteur. Son élève était ce bonhomme nommé Asparag, mince à tête de fouine, qui aimait plus que tout en découdre avec Krobel.

En réalité, tous aimaient cela. Lorsque les mots n'étaient plus assez forts, ils faisaient appel aux bras, aux poings, aux pieds, sans oublier les chaises et les tables. C'était pour cette raison que chaque début de semaine, Jarvet leur priait de lui remettre une caution, pour le mobilier qu'ils casseraient au cours de leurs rixes.

Curieusement, au milieu de tout cela, il y en avait un qui sortait du lot : Amaldinn. En permanence coiffé d'un turban souvent blanc, il s'agissait du sage de la bande qui évitait le conflit, et qui prétendait pouvoir communiquer avec les rêves. Il avait le teint mat, le contour des yeux noircis, et à ses oreilles pendaient deux boucles d'oreilles auxquelles perlaient respectivement un grenat et un péridot. Il avait la voix apaisante, presque soporifique. D'après ce que Tyon avait saisi d'une de leur conversation, il était originaire d'un sultanat lointain, situé dans les alentours de la province d'Eauclaire.

Les concerts des cloches du Bourg Central, à onze heures, sonnaient comme une délivrance pour Tyon et les autres sociétales. Car au même moment, Gretta martelait sa louche contre l'une de ses grosses marmites, annonçant que le repas était prêt.

— À table ! ! Criait-elle.

Et la petite famille se précipitait à la cuisine du Bar-raB, au deuxième étage, où ils s'attablaient et se goinfraient ( principalement les garçons ) à en faire bondir le nombril.

Les après-midis étaient synonymes de réel début du travail, car c'était à ce moment que les clients affluaient dans la Salle Haute, au grand dam de la Basse. Il s'agissait surtout de jeunes gens issus tout droit de leur sociétale, et pour qui il n'y avait rien de mieux qu'un bon verre autour d'une table avec des amis, pour décompresser.

Tyon s'était vu accorder l'honneur, quelques temps après le début de sa sociétale au Bar-raB, d'innover en terme de boissons de la Salle Haute, ce qui avait fortement contribué à la renommée de la taverne auprès des jeunes. Au cours de sa première saison, il avait pris l'habitude de consacrer quelques heures à mettre au point des recettes ( avec l'assistance de Danne ) ; et parmi celles qui remportaient le plus de suffrages, on trouvait : le Cara-Meuh-Lait, le Choco-Lacté, le Thécaféiné, le Miel'Œufs ( le Moa'l'Œufs ayant été abandonné ), et sans oublier le Mâche-Mal'eau.

La décoration de la salle était assez sobre ; pour distraction on ne trouvait que ces cinq jeux de fléchettes répartis sur les murs arrondis, que bien plus d'une fois Jarvet avait voulu faire retirer à cause des dégâts causés par des joueurs un peu maladroits ; ainsi que des paquets de cartes.

Tyon, derrière le comptoir, était submergé de travail et regrettait déjà ses siestes matinales. Il se tournait, pour agripper une bouteille de nectar ou de sirop de caramel sur l'étagère, et au moment où se retournait, le nombre de clients avait presque doublé. À cela, il fallait ajouter cette myriade de féees, qui flottaient un peu partout dans la salle telles des bulles colorées et intenables ; ainsi que l'impatience des jeunes gens.

— Un Cara-Meuh-Lait !

— Un Mâche-Mal'eau !

— Avec ou sans sucre ?

Tyon entrouvrit la porte qui se trouvait à la gauche du comptoir, et qui donnait directement sur la réserve, dans laquelle Danne se trouvait. La pièce, à l'origine spacieuse, semblait recroquevillée à cause des mobiliers et tonneaux vides qui s'y entassaient. La lumière y était quasiment ingrate, et le sol recouvert de miettes et de poussière, pour le plus grand bonheur des insectes qui y vivaient.

Comme d'habitude, Danne était affalée dans un fauteuil, les chevilles reposant sur le dossier d'une chaise, en train de bouquiner malgré la faible lueur.

— Tu pourrais venir m'aider au moins, indiqua Tyon.

L'adolescente abaissa son livre et leva ses yeux paresseux sur le jeune garçon.

— T'as pas oublié de rajouter quelque chose ? Fit-elle, en faisant danser son cure-dent sur ses lèvres.

Tyon hocha la tête et soupira. C'était bien d'elle de lui imposer ce genre d'exigences humiliantes.

— S'il-te-plaît-Danne-pourrais-tu-venir-m'aider-au-comptoir ? Récita-t-il d'un ton amer.

— Non.

— Mais je...

— ... t'avais prévenu, abrégea-t-elle.

Découragé, il ferma doucement la porte. Il savait que tout cela était dû au fait qu'il avait osé s'aventurer un jour dans la Forêt des Selves, et qu'elle l'avait surpris.

Soudain, il eut la vision de ce qu'il avait aperçu ce matin. En songeant seulement au bonheur qu'allaient être ces retrouvailles il sourit, et cela le détermina encore plus à finir rapidement sa journée. Le cadran solaire que l'on apercevait de cette fenêtre à droite, affichait trois heures et demi. Dans une demi-heure, sa journée de Sociétale prendrait fin, et il serait en route pour le lieu enchanté...

— Un nectar de fraise...

— ... et un verre de lait frappé au blé moulu !

Des commandes pareilles, il n'y avait que deux personnes qui les passaient au Bar-raB :

— Oma ! Estrine ! S'écria de joie Tyon en voyant un garçon enrobé et blond, et une fille rousse à couettes, aux yeux verts et pétillants.

Il se dépêcha de servir les autres clients, qui partirent en grommelant, afin de papoter tranquillement avec ses amis.

— Comment allez-vous ? Quelles sont les nouvelles dans vos sociétales passionnantes ? Interrogea-t-il d'une voix imprégnée d'une certaine ironie.

— Aujourd'hui, avec Pôpa, on a acheté cinq môas domestiques ! S'enorgueillit Oma Dumoa, en frottant ses ongles crasseux sur son inséparable salopette. Pôpa veut se lancer dans le dressage des môas.

Contrairement à son père Amo Dumoa, Oma Dumoa n'était pas connu pour être l'un des meilleurs fermiers de Natale. Il l'était pour être ce bonhomme grand et enrobé, faisant une bonne tête ( tête dominée par cette coupe ridicule en queue de poule qu'il ramenait à l'avant ) de plus que ses amis, et qui était le souffre-douleur des brutes... et de Shinkei. En présence de sa famille, ou en parlant d'eux, il avait l'habitude de prendre cet espèce d'accent grotesque, qu'avaient les fermiers natales. Oma Dumoa avait été le précurseur de cette boisson vouée à l'échec qu'était le Moa'l'Œufs. Suite à des accusations de moannibalisme, elle avait dû être retirée de la carte.

— Et toi Estrine ? Questionna Tyon à cette jeune fille, assise à sa place favorite, c'est à dire sur le comptoir.

— Moi, ça a été que moaquitation, moaquitation et moaquitation encore ! Gazouilla-t-elle en secouant ses bras pâles dans tous les sens. C'était rigolo ! Mais il m'ont beaucoup énervé aussi.

Estrine était complètement l'opposé d'Oma Dumoa. Si d'apparence elle pouvait avoir l'air d'être « normale », avec ses cheveux roux à couettes, c'en était tout autre de sa personnalité. Elle était ce genre de spécimen rare que l'on ne trouvait qu'à l'unité dans les cours de récrés ; du genre à crier au lieu de parler, hurler au lieu de rire, et glousser quand il fallait se taire. Tyon l'avait toujours connue comme étant pieds nus en toute circonstance, dans la rue, au Bar-raB, ou à l'école ; et si les instituteurs s'y étaient fait, ce n'était pas du tout le cas de ses parents, bien au contraire. Les bourgeois natales qu'ils étaient, avaient songé plus d'une fois à la confier ( surtout sa pauvre mère, qui culpabilisait nuit et jour d'avoir pondu un œuf aussi étrange ). Pour la préservation de leur réputation, ils avaient cessé de l'amener avec eux aux réceptions, anniversaires ou retrouvailles familiales, là-bas, dans les maisons et châteaux de campagne. Elle était la cadette du groupe, âgée d'à peine dix ans et demi, tandis que les autres ne dépassaient pas les treize ans.

Tyon hocha le tête et sourit en écoutant ses plaintes.

— Tu sais Estrine, beaucoup auraient aimé effectuer leur sociétale au Centre Moaequestre de Natale, plaisanta-t-il.

— C'est vrai. Mais t'aurais dû les voir aujourd'hui ! Estrine, les demoiselles ça ne moavauche pas ; Estrine il fait mettre une selle ; Estrine il faut porter des bottes ; Estrine il ne faut pas s'agiter, Piailla-t-elle avant d'éclater de rire bruyamment, s'attirant tous les regards.

— Pourquoi ne pas effectuer ta sociétale avec Oma, à la ferme ? Ils sont gentils là-bas, ironisa Tyon, en plus, ils aiment les moas...

— Je ne suis pas sûre qu'Estrine soit moannibale, plaisanta une fille aux cheveux marron, en prenant place à côté d'Oma.

— Salut Rose ! Pépia Estrine, qui tambourinait ses talons contre le comptoir.

La sœur de Tyon était accompagnée d'une fille qui ne laissait pas certains indifférents, dans la salle. Elle était brune, avec des yeux joliment bridés, hérités de son père, et d'un vert discret, emprunté à sa mère. Il s'agissait de Kismine, une amie de Rose, qui faisait aussi partie de la bande d'amis. Réservée, elle s'assit et se contenta de leur adresser un timide signe de la main.

— Je ne suis pas moannibale ! Se défendit Oma.

— Toi ? Pas moannibale ? Lança-t-on. Laisse moi rire.

Shinkei et Zuck venaient d'arriver à leur tour. Ils avaient emprunté l'entrée secondaire de la Salle Haute.

Le fait d'avoir sa bande d'amis réunie était toujours synonyme de moments agréables pour Tyon. Il appréciait la bonne humeur de chacun, leurs disputes récurrentes, les sujets de moqueries comme le moannibalisme supposé d'Oma - tous se doutaient qu'il faisait partie de ces gens à Natale, qui consommaient cette viande sacrée pour beaucoup -, ou les ragots concernant d'autres jeunes. Bien sûr, ils n'étaient pas au complet cet après-midi, il en manquait un : Daghet. Il était probablement retenu par sa sociétale. À eux tous, ils formaient la Bande des Huit.

Lunra et ses amis féees s'étaient mis à exécuter des vols circulaires, pour témoigner de leur joie des retrouvailles. Mélu était la fée de Rose ; Moarguerite, la fée dresseuse de moasillons était celle d'Oma ; Amarrante celle d'Estrine ; et enfin Mimosage, la fée à la timidité maladive, était celle de Kismine.

Les Cassix, féees de Zuckine, avaient commencé à se chamailler quand était venu le moment de racontefflader leur journée. Cassun - celui des six qui avait le don d'unifier - n'appréciait pas le fait que son frère et ses sœurs lui volent la vedette. Une petite bagarre s'en était suivie, mêlant enchantements par ci et par là. Moarguerite aurait bien voulu les séparer, mais hélas, son pouvoir était de dresser des moasillons et non des féees... Mélu et Lunra étaient impuissants, Bombou le fé de Shinkei était bien tenté de lancer dans la mêlée une bombenette pour les calmer ; et quant à Amarrante, elle riait aux éclats. Seule Mimosage était restée à l'écart, toute rouge de honte sans que l'on ne sache réellement pourquoi. Il fallut que Lunra la raisonne afin qu'elle mette fin à la petite bagarre.

D'un coup de baguette, les Cassix redevinrent sages comme des images. Ils étaient tous amusants, bruns avec des cheveux couleur cassis, et vêtus de salopettes, garçons comme filles. Mais il fallait voir dans quel état ils étaient... Leurs enchantements les avait multiplié par dizaines, si bien qu'il fallut que Cassun les unifie. Leur petite querelle avait amusé les amis ainsi que Tyon, qui se levait en ce moment même. Les cloches du Bourg Central s'étaient mises à sonner les quatre heures, le délivrant de sa journée de Sociétale. Il salua rapidement Oma, Estrine, Rose, Kismine, Shinkei et Zuckine, et après avoir averti Danne de son départ, il se précipita hors de la Salle. L'heure de se rendre dans la Forêt des Selves était venue !

— Hardie ! ! Avertit-il en se jetant sur le mât, avant de se laisser glisser.

Il passa du premier étage au sous-sol après avoir actionné en glissant, le mécanisme d'ouverture du plancher. Au moment où il atterrit sur son moa, il fit claquer ses rênes, ce dernier huerqua puissamment, et jaillit tel un éclair hors des écuries.

À la Maisonnette Hardie ! ! Indiqua-t-il, et son moa fonça immédiatement.

À cette période de la journée, les rues du Bourg Central s'inondaient de gens, tous enfin délivrés d'une épuisante journée de travail. Lorsqu'ils croisaient cette flèche folle lancée à toute vitesse dans l'avenue des Jasmins, ils sursautaient et étouffaient des cris. Pourtant, Tyon savait pertinemment qu'il était défendu de chevaucher un moa aux heures de pointes. Mais aujourd'hui, il n'en avait que faire. Natale lui avait confisqué une journée, et il était hors de question qu'elle lui ravisse cette fin d'après-midi. Il brûlait d'impatience de rejoindre ses autres amis, après une saison interminable d'hivernation1. Et cela valait la peine qu'il brave tous les interdits. Y compris ignorer ce vieil homme en uniforme, appartenant au Clan Sa-Burau, force armée du Bourg Central, qui le poursuivait à pied en lui ordonnant de s'arrêter.

1L'hivernation ( anciennement hivertnation ) est l'hibernation des êtres végétaux de la Forêt des Selves, d'où la présence du terme « vert », dans l'orthographe initiale.